DATA MANAGEMENT
22/4/2025
data manaPhoto de Assia El Omari
Assia El Omari
Chef de projet Marketing

Data-Driven vs Data-Centric : deux visions de la donnée

Depuis que les données ont envahi nos systèmes, nos outils et nos processus, toute entreprise soucieuse d’améliorer sa performance, de mieux comprendre ses clients ou de prendre des décisions plus rapides est poussée à formuler une stratégie data. Face à l’explosion des volumes d’information et à la complexité croissante des marchés, cette stratégie devient indispensable.

Mais derrière des termes en apparence voisins comme data-driven et data-centric se cachent en réalité deux visions bien distinctes du rôle de la donnée. L’une utilise la donnée pour orienter l’action. L’autre l’érige en fondation durable de l’organisation. Ces deux approches engagent des choix profonds, tant en matière de gouvernance, que d’outillage, de culture interne ou d’évolutivité.

Comprendre cette distinction est essentiel pour quiconque cherche à dépasser les effets d’annonce et à ancrer durablement la donnée au cœur de la création de valeur.

La donnée : moteur ou fondation ?

La donnée, en elle-même, n’a aucune valeur intrinsèque. Ce n’est pas sa présence qui compte, mais ce que l’on en fait, ce qu’elle permet de comprendre, de relier, de déclencher. Une entreprise peut collecter des millions de points d’information — sur ses clients, ses produits, ses opérations — sans pour autant savoir les exploiter, les interpréter ou les mettre en circulation de façon cohérente. La donnée peut alors rester muette, isolée dans des silos, inaccessible ou incomprise.

Ce qui distingue une organisation réellement data mature, ce n’est ni le volume de ses données ni leur diversité, mais sa capacité à transformer cette matière brute en ressources partagées, fiables, activables par tous les métiers. Autrement dit, sa capacité à faire de la donnée un véritable actif opérationnel.

Cela suppose des choix structurants : comment les données sont-elles stockées ? Par qui sont-elles gouvernées ? Sont-elles enrichies, documentées, interopérables ? Sont-elles compréhensibles au-delà des équipes expertes, et accessibles de manière sécurisée à ceux qui en ont besoin ? En somme, la valeur de la donnée ne réside pas dans son existence, mais dans l’infrastructure technique, les processus métiers et la culture organisationnelle qui l’entourent.

C’est dans ce contexte que se dessinent deux grandes logiques, porteuses de visions bien distinctes : l’approche data-driven, qui fait de la donnée un levier pour orienter les décisions, et l’approche data-centric, qui place la donnée au cœur même de l’architecture de l’entreprise, comme une fondation stable et durable sur laquelle bâtir l’ensemble des usages.

Être data-driven : la donnée comme moteur décisionnel

Une entreprise data-driven oriente ses décisions à partir des données qu’elle collecte et analyse. Cette logique privilégie l’agilité, l’adaptation rapide et l’expérimentation. À partir d’un indicateur, d’un modèle statistique ou d’un signal faible, l’organisation ajuste son offre, optimise un parcours, ou corrige une trajectoire. Elle réagit aux variations de l’environnement en s’appuyant sur des éléments factuels, chiffrés, mesurés.

Les outils caractéristiques de cette approche sont bien connus : tableaux de bord dynamiques, KPI en temps réel, algorithmes de recommandation, moteurs d’analyse prédictive. Ils permettent de piloter une activité de manière plus rationnelle, d’objectiver des décisions qui relevaient auparavant de l’intuition ou de l’expérience individuelle.

Dans ce modèle, la donnée devient une boussole : elle guide, oriente, éclaire les arbitrages. Elle offre un terrain d’expérimentation continue, où l’on peut tester des hypothèses, mesurer des impacts, itérer sur des décisions. C’est une avancée considérable par rapport à des pratiques fondées uniquement sur le ressenti ou les habitudes.

Mais cette promesse repose sur une condition essentielle : que la donnée soit disponible, fiable, accessible et interprétable. Or, dans les faits, la réalité est souvent plus chaotique. Les données sont dispersées entre plusieurs outils, mal structurées, rarement documentées, et manipulables uniquement par quelques experts. Le moindre cas d’usage nécessite alors un travail de préparation spécifique, une extraction ad hoc, une logique d’analyse isolée.

Cette organisation par à-coups engendre plusieurs risques. D’une part, une dépendance forte à certains profils techniques, souvent rares et sursollicités. D’autre part, une accumulation de solutions sur mesure, difficilement maintenables dans le temps. À force de répondre à des demandes au fil de l’eau, sans vision d’ensemble, l’entreprise génère une complexité invisible mais bien réelle : une dette technique qui freine sa capacité à évoluer.

Enfin, cette approche reste fondamentalement réactive. Elle permet d’optimiser ce qui est déjà en place, de mieux comprendre le présent, parfois d’anticiper. Mais elle ne remet pas en question les fondations. Elle éclaire les décisions… sans toujours ouvrir la voie à des transformations plus profondes. Elle maximise l’existant, mais n’organise pas l’avenir.

Être "data centric" : la donnée comme infrastructure commune

Contrairement à une logique purement opérationnelle de réponse aux besoins métiers, l’approche data-centric repose sur une vision structurelle : la donnée n’est pas simplement un levier d’analyse ou un carburant décisionnel, mais un actif stratégique durable, au même titre que les ressources humaines, financières ou technologiques. Elle ne se limite pas à accompagner les projets : elle en devient le point d’ancrage.

Dans cette perspective, la donnée constitue le socle sur lequel repose l’ensemble de l’organisation. Ce ne sont plus les outils, les usages ou les flux qui définissent la forme des données, mais l’inverse. La donnée précède les applications, guide les processus, et permet d’unifier les usages autour d’un patrimoine commun. Elle devient une infrastructure invisible mais essentielle, garante de cohérence, de continuité et d’agilité.

Mettre en œuvre une stratégie data-centric implique plusieurs chantiers structurants :

  • La mise en place d’une architecture data robuste, indépendante des cas d’usage ponctuels, conçue pour durer et absorber les évolutions technologiques sans déséquilibrer le système.

  • La création de référentiels partagés, permettant à toutes les équipes de se reposer sur une base commune pour les entités clés (clients, produits, contrats…), sans recréer de logique locale ou parallèle.

  • L’instauration de standards de qualité, de sécurité, et de documentation, afin de garantir que chaque donnée soit compréhensible, traçable, et fiable, quel que soit le contexte dans lequel elle est utilisée.

  • La mise en place d’une gouvernance claire, avec des rôles bien définis (Data Owner, Data Steward, etc.), afin que les responsabilités soient explicites et que la donnée soit réellement pilotée.

  • La constitution d’un patrimoine informationnel documenté, interopérable, évolutif, qui permet à chaque nouveau projet de s’appuyer sur ce qui existe déjà au lieu de repartir de zéro.

Dans ce modèle, la donnée est conçue pour vivre au-delà des projets qui l’activent. Elle n’est pas extraite, utilisée, puis mise de côté : elle est continuellement enrichie, réutilisée, valorisée. Elle devient un levier d’anticipation autant qu’un support d’exécution. L’entreprise ne répond plus seulement aux besoins immédiats, elle se dote des moyens de les faire évoluer avec cohérence.

Cette logique exige une discipline collective, un alignement fort entre métiers et IT, une vision à long terme. Elle demande souvent plus de temps au démarrage, car elle oblige à clarifier, structurer, standardiser ce qui, jusqu’alors, était souvent implicite ou dispersé. Mais elle offre des gains considérables en agilité, en qualité, et en temps sur la durée.

Grâce à cette fondation partagée, l’entreprise devient capable de croître sans complexifier. Elle peut industrialiser des cas d’usage, répondre à de nouvelles demandes, ou faire évoluer ses outils sans avoir à reconstruire ses chaînes de traitement. Elle limite les efforts redondants, réduit la dette technique, fluidifie la coopération entre équipes.

En somme, l’approche data-centric permet de passer de l’efficacité ponctuelle à la résilience systémique. C’est elle qui garantit que chaque avancée en matière de données contribue réellement à une dynamique de progrès collectif et durable.

Peut-on être les deux à la fois ?

Il est tout à fait possible — et même souhaitable — pour une organisation d’être à la fois data-driven et data-centric. Ces deux approches ne s’opposent pas, mais elles ne sont pas équivalentes, ni interchangeables. Il ne s’agit pas d’un choix entre deux voies, mais d’un enchaînement logique : pour piloter efficacement par la donnée (data-driven), encore faut-il disposer d’un socle solide, cohérent et bien gouverné (data-centric).

Trop d’entreprises se lancent dans des projets analytiques ambitieux, dans le développement de cas d’usage ou d’outils décisionnels, sans avoir pris le temps de structurer leur patrimoine data. Elles multiplient les tableaux de bord, les modèles prédictifs, les algorithmes de recommandation… mais chacun repose sur ses propres extractions, ses propres règles métier, ses propres traitements. Le résultat : une fragmentation invisible, des efforts non mutualisés, une instabilité permanente.

À l’inverse, une organisation data-centric dispose déjà des fondations nécessaires pour industrialiser ses usages. Les données sont centralisées, documentées, partagées ; les règles sont connues, les flux maîtrisés, les rôles définis. Elle peut donc passer d’une idée à une solution scalable sans devoir tout reconstruire à chaque étape. Elle gagne en vitesse, en fiabilité, en cohérence. Elle transforme l’expérimentation en opérationnalisation.

Autrement dit, l’approche data-centric rend possible une stratégie data-driven à grande échelle. Elle en est non seulement le socle, mais la garantie de soutenabilité.

Quelques signaux révélateurs

Dans la pratique, il est souvent possible d’identifier l’approche dominante d’une organisation en observant la manière dont elle gère la donnée au quotidien. Au-delà des intentions affichées, ce sont les réflexes concrets, les arbitrages quotidiens et les routines de travail qui trahissent une culture plus data-driven ou plus data-centric.

Ce que l’on observe dans une organisation majoritairement data-driven :

  • Un nouveau tableau de bord est développé à chaque besoin métier, souvent sans chercher à capitaliser sur des briques existantes. Chaque demande donne lieu à une réponse unique, parfois redondante, rarement industrialisée.
  • Les analyses sont produites sur mesure, avec des règles de gestion spécifiques, des jeux de données extraits manuellement, et peu de standardisation. La logique de mutualisation est absente ou secondaire.
  • La donnée circule de projet en projet, sans véritable centralisation. Elle est dupliquée, interprétée différemment selon les équipes, et rarement réintégrée dans un patrimoine commun.
  • L’accès à l’information dépend de quelques profils clés, capables de manipuler les données, de comprendre les traitements, et de faire le lien entre métiers et technique. Cela crée des points de tension et de dépendance.

Ce que l’on retrouve dans une organisation à dominante data-centric :

  • La qualité, la structure, la documentation et la gouvernance des données sont travaillées en amont, avant même de lancer des projets. L'organisation investit dans le socle avant d’en exploiter les usages.
  • Un environnement technique unifié est mis en place, avec des référentiels, des pipelines réutilisables, et une logique modulaire. Les projets viennent s’y brancher plutôt que de créer leurs propres circuits.
  • Les métiers et les équipes techniques partagent un langage commun autour de la donnée : définitions alignées, règles explicites, responsabilités claires. La donnée devient un objet de collaboration, et non de traduction.
  • La donnée est considérée comme un actif stratégique, structuré et évolutif. Elle n’est pas seulement produite pour servir un besoin ponctuel, mais pensée pour être réutilisée, enrichie, transversale.

Ces signaux ne sont pas figés : une organisation peut évoluer, passer d’un modèle à l’autre, ou se trouver dans une phase de transition. Mais ils permettent de mettre à jour des logiques sous-jacentes, et d’évaluer le niveau de maturité réel, au-delà des discours.

Structurer pour durer

Le choix entre une approche data-driven et une approche data-centric dépasse largement la question du vocabulaire. Il ne s’agit pas simplement de préférer une méthode d’analyse à une autre. Il s’agit de définir une posture stratégique, une vision de long terme sur la manière dont l’organisation entend tirer parti de son patrimoine informationnel.

Souhaite-t-on répondre rapidement aux demandes métiers, quitte à empiler les solutions isolées ? Ou préfère-t-on construire une infrastructure stable, capable d’absorber la complexité, d’unifier les usages, et de soutenir la croissance sans friction ?

  • Être data-driven, c’est agir vite : capter un besoin, produire un tableau de bord, ajuster une offre, tester une idée.
  • Être data-centric, c’est agir bien — et pouvoir continuer à agir, sans repartir à zéro, sans dépendre de quelques profils, sans créer de dette à chaque avancée.

Dans un monde où la donnée est omniprésente mais encore trop souvent sous-exploitée, seule une organisation qui place la donnée au centre de son architecture peut espérer en tirer un avantage durable. Les cas d’usage changent, les outils évoluent, les priorités métiers se déplacent. Mais le socle, lui, doit rester : robuste, documenté, accessible, gouverné.

C’est ce socle qui conditionne la capacité d’adaptation et d’innovation future de l’entreprise.

En matière de données, tout ne commence pas par un tableau de bord.
Tout commence par une fondation solide.

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